Quand l’ébènien rencontre Hélöine de Malvigne. Fuite périlleuse dans les territoires souterrains des Oubliés.
Ainsi, ils étaient huit prisonniers dans un cachot baigné d’une pénombre perturbée par des phosphorescences miasmatiques. Parmi eux, une jeune femme adossée contre l’un des murs, oppressée par la clarté crépusculaire, égarée dans ses pensées.
« Le Monde s’abîme vers des aurores sombres tournées vers l’Autre Rive... Mais d’où me viennent ces images, ces sentiments qui envahissent mon esprit, mes songes ? » songea-t-elle quand son voisin, inconscient sur le sol, gémit douloureusement.
La jeune femme se pencha sur lui, et tâta son front.
« Il va bien… » dit-elle rassurée aux autres prisonniers.
Elle s’adossa à nouveau contre la muraille froide de la cellule.
« Trop de choses arrivent depuis un moment », murmura-t-elle pour elle-même tandis que ses pensées lui permettaient de revivre, les derniers événements qui l’avaient conduit à sa situation désespérée…
Voici des semaines plus tôt, quand le vent charriait par les fenêtres de la cité, les senteurs fraîches des pins de la vallée. Le soleil jaunissait les épis des champs de blé, et dans les pacages, des montons tondus mangeaient cependant que d’autres bêlaient. Chez le Protecteur de Malvigne s'était tenue une assemblée privée. Son fils Falisse, accompagné de ses deux amis, les jumeaux Rômias et Pàris, fils du maître d’arme, étaient présents. Elle aussi, Hélöine, la fille orpheline du sorcier disparu, avait été conviée comme deux anciens de la riche cité. Tous s’étaient réunis dans une pièce circulaire, baignée par la lumière du soleil qui pénétrait par le dôme du toit de verre.
« Le Grand Mage est le seul à pouvoir guérir nos forêts, et votre père, avait dit l'un des anciens en s’adressant aux jumeaux.
– Sachez qu’Iskanobo m’est apparu dans mon sommeil », avait avoué à ce moment le sorcier.
Voici une terre craquelée et stérile surmontée d’un ciel rouge, où il avait vu la monstrueuse silhouette d’une citadelle noire semblable à un terrible champignon. Sortant de son ombre, était apparu l’Inflexible Dragon-sage. Se posant devant lui dans un nuage de poussière, il lui avait dit : « Tu es à moi comme je suis en toi, mon dévoué Filleul ; ainsi sorcier et dragon sont liés. Prépare-toi et parcoure les routes du sud-est, car là-bas des voies sont ouvertes… »
« Le chemin qui mène à la cité d’O, passe par le sud-est », avait alors conclu maître Hermice-desol.
Depuis lors, en compagnie de Falisse et des jumeaux, elle avait marché des jours et des semaines dans d’inextricables forêts. Evitant milles dangers, surmontant milles peurs, affamés, assoiffés et désespérés, ils étaient arrivés un soir dans une merveilleuse clairière. La nuit, cette dernière leur révéla un village de lutins. Le roi les avait alors invité à partager son repas, avant de les livrer aux Oubliés qui les maintenaient prisonniers.
Ses rêves incroyables et les enseignements de son père, l’avaient renseigné sur l’incroyable origine de leurs geôliers. Mais l'ébènien, inconscient auprès d’elle, l’intriguait bien plus encore. Car dès l’instant où les gardes avaient jeté son corps dans la cellule, un indéfinissable sentiment l’avait obsédé.
A présent le sombre étranger étendu à ses côtés, se relevait désorienté.
« Comment te sens-tu ? s’inquiéta sans le regarder la jeune femme adossée à la muraille.
– Bien…je crois », répondit-il alors que sa vue s’habituait lentement à l’inquiétant crépuscule.
Levant les yeux, il vit un plafond irrégulier et haut, envahi par une mousse luminescente et verdâtre, et les parois, grises et nues, de la cellule transpiraient d’une terrifiante désolation. Autour de lui, il vit d’autres détenus, et les visages de quatre d’entre eux, lui étaient inconnus.
Deux hommes se ressemblaient traits pour traits. Seules la couleurs de leurs bottes les différenciaient. Malgré leur position assise, les jumeaux dégageaient une allure féline. Leur visage fermé était assombri par le noir de leurs cheveux longs. Il y avait également un troisième homme. Ses vêtements de cuir vert, et ses cheveux blonds drapant son visage fort bien fait, le faisaient sembler à une graminée sauvage. Cependant, une expression méprisante s’échappait de ses yeux mi-clos et de ses lèvres pincées.
Le maître-au-dragon observa enfin la femme qui s’était préoccupée de son état de santé. Son visage qu’il distinguait à présent parfaitement, était orné de deux yeux en amande de couleur claire, habillés élégamment par les boucles rousses de ses cheveux flamboyants.
Mais voici, cette femme, il était certain de l’avoir déjà vu ! Plus l’expression angélique de son sourire se gravait dans son esprit, plus il éprouva la chaleur de son regard. Et sa bouche dessinée par Nature, lui parut telle la chandelle pour le papillon.
Il reluqua sans pudeur, les courbes de la jeune femme accroupie devant lui, protégés de vêtements de cuir foncé qui épousait amoureusement les formes de son corps. Et il se sentit transporté chaque fois que ses paupières s’ouvraient de nouveau pour lui permettre de la regarder. Attiré par elle comme s’il avait été prévu, dans le Grand Songe de l’Histoire des Hommes, que tous deux devaient se rencontrer, elle lui sembla être le but de sa vie, et la cause d’une agonie.
Il tenta de se redresser sur ses jambes en s’aidant du mur contre lequel il s’était appuyé. Mais lorsque ses mains rencontrèrent les pierres nues et humides de la geôle, il tressaillit d’effroi.
« Où sommes-nous ? demanda-t-il malgré lui.
– Dans un cachot, lui dit jeune femme. Je suis Hélöine, fille de Helmygne, Protecteur de la cité de Malvigne.
– En fait, ancien Protecteur ! » intervint le jeune homme en vert affalé dans un coin en retrait.
À cette remarque, Hélöine baissa honteusement la tête.
« Voici Pàris et Rômias, fils de notre maître d’arme Gerdre, poursuivit-elle ensuite en désignant les jumeaux. Et enfin, fit-elle avec cérémonie, notre chef d’expédition, le fils du nouveau Protecteur de la Malvigne la-bien-lotie, Falisse, conclut-elle en désignant le blond.
– Et tous, nous sommes les prisonniers des Oubliés », répondit seulement ce dernier.
Accablé, l'ébènien s’adossa contre le mur.
Dans l’un des coins de la prison, Avanna fixait, malgré elle, le visage de Hélöine.
« Il faut que l’on sorte de là. Il faut que l’on sorte de là », se répétait-elle cependant.
Quand son père l'avait recueilli, il lui avait enseigné que tout était sens dans l’Ordre. Ainsi, il y avait d'abord eu la venue de l’ébènien, la veille de leur départ. Ensuite ce fut les lutins, et à présent ces êtres inconnus qui les maintenaient prisonniers. Elle repensa alors aux récits que le sorcier lui racontait lorsqu'elle était encore enfant. Elle se souvint des aventures qui jalonnaient la vie qui avait fait de lui, l’homme de pouvoir qu’il était aujourd’hui.
Inconsciemment, Avanna sourit un court instant avec nostalgie. Puis finalement, son visage se figea sur une expression de ravissement. Depuis son enfance, elle avait souhaité être l’ultime fierté de l'homme qui l'avait adopté. Et elle avait trouvé dans le chant des sorts, le moyen d’y parvenir. Avec les années, son don s’était éveillé sous les leçons bienveillantes du Protecteur. Maintenant, enfermée dans cette prison, il lui parut évident que son rêve avait été exaucé. Comme l’avaient été les voyages de son père, cette aventure devait lui permettre de montrer sa valeur, et débuter, peut-être, une série qui pourrait faire d’elle, la première sorcière de la Terre Boisée !
« A Malvigne, depuis un moment, un maléfice corrompt nos forêts, fit Rômias pour engager la conversation. Les anciens ne le prirent au sérieux que lorsque le brouillard délétère des bois ravit la raison et la santé de plusieurs hommes de la cité.
– Comme à Garouhane… Mais ça n’explique pas pourquoi nous sommes enfermés ! », répliqua l'ébènien avec humeur.
Rômias se redressa, et s’adossa contre l’un des murs, là où la luminosité semblait plus claire. Puis, il huma l’air autour de lui comme s’il s’empreignait de l'atmosphère.
« Depuis l’Alliance, bien des choses ont été oubliées, reprit-il en se penchant en avant.
– De quoi parles-tu ? intervint Athis à son tour.
– Tous à la surface, nous célébrons ce jour comme l’aube de la nouvelle relation entre l’Homme et Nature. Mais longtemps avant, nos ancêtres avaient pris une grave décision que nous payons aujourd’hui, lui répondit Rômias en baissant les yeux.
– Mais…qu’est-ce qu’il raconte ? demanda l'ébènien.
– Les Oubliés, fit Rômias en désignant la porte de la prison, étaient des hommes. Ceux, contraints par nos ancêtres, de s’exiler au plus profond du Monde, avec la promesse que l’on viendrait les trouver. Mais les âges passant, le souvenir de ces gens et leurs paroles se perdirent avec le temps. Et depuis, les Oubliés attendent de nous faire nous repentir de notre négligence…
– Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? s’indigna Athis dans son coin. Je n’ai jamais entendu parler de Vétoniens ayant été forcés de s’enfoncer dans le coeur de l’île !
– Merci de me donner raison, fit le jumeau en s’adossant à nouveau contre le mur. Mais réfléchis donc...
– Mais, non. C’est…impossible ! s’exclama à son tour Boucq-Meter.
– C’est exactement ce que je me suis dit lorsque je vous ai vu ! intervint Falisse affalé dans son coin. Un Premier Homme vivant, à Vétona ? Impossible, puisqu’ils en sont partis et ont disparu depuis. Et l’ébènien, cet homme du Bas Du Monde... Sans vouloir te manquer de respect, précisa le jeune homme en s’adressant à l’étranger.
– Je t’en prie.
– L’Homme seul fixe des limites à ce qui peut être, et définit sa réalité, poursuivit Falisse en semblant s’enfoncer plus profondément dans le gris du mur. Cependant, nier les possibilités ne les annihile pas, et fort heureusement l'existence ne dépend pas de notre conscience… Les hommes sages le savent.
– Sais-tu ce qu’est l’Ombre ? demanda alors Pàris au Premier.
– Où veux-tu en venir ?
– Ce qu’il veut dire, continua Rômias, c’est qu’il y avait un sorcier avec ceux qui ont été obligés de descendre dans les entrailles du Monde. Et qui sait ce qui s’y est passé durant tant de temps…
– Les abîmes obscurs renferment les démons de l’origine du Monde, le coupa son jumeau.
– Vengeance et Colère rongèrent son âme durant des âges, tant et si bien qu'il trouva l’Ombre en son cœur, reprit Rômias.
– Impossible ! s’exclama Avanna en s’éveillant brutalement. On ne peut parvenir à l’Ombre. C’est humainement impossible !
– Et c’est quoi l’ombre ? demanda le maître-au-dragon.
– L’Ombre est l'Homme du côté des Dénis, lui dit alors Hélöine.
– Les dénis, répéta-t-il.
– La Réalité impose une facette des choses. Les Dénis sont ce que la Réalité a rejeté, lui expliqua Falisse. C’est ainsi que le Monde est fait. Supposons qu’un sorcier parvienne à atteindre son alter ego des Dénis, et qu’il l'impose à la Réalité. Il devient sorcier et Ombre. Qui atteint l’Ombre, possède un pouvoir noir, nourri par l’égoïsme.
– L'Ombre est l’origine du déclin de la Première Entente, reprit Pàris.
– Comment ça ? demanda l'ébènien.
– C’est l’Ombre qui influença les Premiers à quitter Vétona pour parcourir le Monde, lui répondit Boucq-Meter amer.
– Qui sait ce que le sorcier de cette cité a rencontré dans les profondeurs de Vétona ? reprit Rômias en regardant le sol brut de la prison. N’est-ce pas en des lieux reculés et profonds que reposent les démons qui foulèrent le Monde avant notre ère ? »
Il eut alors un long silence qui eut pour seule réponse la sempiternelle et étrange phosphorescence du plafond.
« Notre bonne vieille île est en sursis… murmura Athis après un moment
– Mais pourquoi nos forêts, et nos cités ? demanda soudainement le Premier.
– Afin de briser l’Harmonie entretenue entre Nature et les hommes depuis l’Alliance, répondit Falisse. Il suffit de la corrompre, et Mélane-Atrisse s’affaiblit.
– Mais…mais comment savez-vous tout ça ? demanda à nouveau le Premier Homme.
– Hélöine nous a mis dans la confidence avant de partir, lui répondit Falisse. Elle a un don particulier...
– C’est à la suite d’une succession d’événements que nous avons découvert cette cité », précisa la jeune femme rousse.
Alors, Hélöine raconta tous les événements qui les avaient mené aux mains des Oubliés. Elle décrivit ses terribles rêves qui l’avaient instruite de l’histoire, et l’origine des Oubliés ; elle raconta la folie de son père, la maladie de maître Gerdre, le conseil de la cité, et la vision de leur sorcier. Elle leur fit également part, de leur longue errance dans les forêts, et des lutins qui les firent prisonniers.
Cependant que la jeune femme faisait son récit, l'ébènien observait la porte de la cellule. Faite de pierre, consolidée de fer, rien n’aurait pu l’ébranler.
« (Ecarte-toi !) » fit brusquement la voix d’Ilim-Wàl dans sa tête.
Soudain, nuage de poussière et fracas de tremblement de terre quand l’un des murs de leur cellule s’effondra. Emergeant du désordre de pierres, l’horrible dragonnet apparut. Toutefois, à l'instant où Hélöine vit la bête, une indescriptible surprise secoua son esprit.
« Serait-ce ton compagnon ? Es-tu un maître-au-dragon ? questionna-t-elle l’ébènien avec insistance.
– J’espère que ce n’est pas un problème », lui répondit ce dernier en se précipitant dans la pièce où Ilim-Wàl avait été retenu prisonnier.
Il y trouva ses lames et les armes de ses compagnons. Et tous s'équipèrent rapidement alors que le dragonnet défonçait la porte de la prison.
Finalement, dans le bruit d’un terrible éboulement de pierres et de fer, la porte céda. S’extirpant de leur cellule, les jeunes gens se figèrent, stupéfaits au milieu du nuage grisâtre et vaporeux de la poussière.
De gros champignons phosphorescents illuminaient un paysage sorti de songes, et lui donnaient une dimension irréelle. La cité des Oubliés s'étalait devant eux, en un enchevêtrement de ponts et d’escaliers. Une faille immense séparait la cité, au bord de laquelle les bâtiments gris et bruts étaient disposés en terrasse.
« Incroyable ! Ce n’est pas possible », se répétait mécaniquement Avanna.
Et de sombres et nombreux tunnels qui perçaient certaines parois, laissaient s'imaginer qu’au-delà de leur noirceur, se trouvaient d’autres édifices tout aussi titanesques que ceux qui se dressaient devant eux. Au loin, tombait une énorme chute de lave qui baignait la cité d’une atmosphère aurorale.
Mais soudain, les prisonniers furent attirés par des bruits qui les firent se retourner. Et longtemps alors, ils regrettèrent d’avoir croisé le regard des créatures grandes et voûtées, vêtues de peaux suspectes, et harnachées d’armes menaçantes qui accouraient. Elles auraient pu être des hommes si leur peau n’était pas translucide. Totalement imberbes et presque chauves, leurs immenses yeux avaient la pupille dilatée et jaune. Et il en eut d’autres qui arrivèrent par l’arrière, protégées, pour certaines, d’armures de fer grinçantes et grossières.
« Ne les laissez pas s’échapper ! » grésilla une voix au fond de la gorge de l’un de ceux-là.
Et une douzaine d’Oubliés se précipitèrent vers les prisonniers, en brandissant leurs armes à l’acier noir et souillé. Mais le Premier Homme sourit en serrant fermement sa hachette dans les mains. Et finalement l’arme meurtrière atteignit son but quand elle se ficha dans le crâne d’un garde qui s’effondra dans un râle rauque.
« Pour Garouhane ! » hurla-t-il en chargeant sur les Oubliés.
Et sa hache fendit plusieurs membres et crânes avant que les autres n’arrivent pour lui prêter main forte. Toutefois, l’ébènien resta à l’écart. Attiré par leurs hurlements, il vit Athis et Falisse faire tourner leurs épées en vociférant des injures à l'encontre des Oubliés. Il put apprécier la précision des flèches d’Avanna qui se figèrent, toutes, dans la poitrine des renforts ennemis qui se précipitaient dans leur direction. Il fut surpris par la ténacité et la détermination de Hélöine qui livrait courageusement bataille. La lame de son épée, souillée par le sang vicié de ces humains dégénérés, transperçait sans égards les côtes et les poitrails à sa portée. A côté d’elle, les jumeaux combattaient singulièrement. Leurs coups étaient prompts et d’une fatale précision.
Soudain, le maître-au-dragon vit accourir une troupe de gardes plus importante et menaçante. Et à la vue de leur imposante stature et de leurs sombres armures, il pressentit qu'ils prendraient le dessus. Ce furent pourtant les renforts et les premiers soldats belligérants qui détalèrent en poussant des cris de terreur, car au même instant, deux grosses boules de feu passèrent au-dessus des épaules de l’ébènien pour embraser les Oubliés qui fuyaient.
« Par ici vous autres ! » cria-t-il à ses compagnons de cellule en suivant son dragon dans le dédale de la cité.
A la suite de plusieurs ponts, après des centaines d’escaliers, ils virent bientôt devant eux, une muraille grande comme une montagne percée d’entrées taillées en arche.
« Toi l’ébènien, où nous conduis-tu ? s'inquiéta Pàris à ce moment.
– Je suis mon dragon ! » donna l’autre pour seule réponse.
Cependant, Ilim-Wàl se hâtait, attiré par les issues fétides qui se découpaient sur la pierre grise. Sans hésiter, tous empruntèrent l’une des entrées, et descendirent les cinq marches qu’elle précédait, mais ils durent s’arrêter subitement, abasourdis et essoufflés.
Une fabuleuse forêt de titanesques piliers de pierres, maintenait une voûte élevée au-dessus de leurs têtes. Les colonnes cyclopéennes, qui se comptaient par millier, avaient pour circonférence celle des plus gros chênes de l’Île-aux-sorciers. Chacune reposait sur une base carrée, haute comme un homme, et l'ensemble, taillé dans la roche d’un seul et même bloc, avait été consciencieusement gravé des aspérités et de la forme caractéristique de l’écorce des arbres. Une bouleversante tristesse transpirait cette forêt stérile et grise. La voûte qu'elle soutenait, envahie par une myriade de champignons luminescents, prodiguait une atmosphère indéfinissable. Et noyé dans des ténèbres surnaturelles, le fond de l’incroyable galerie ne se laissait pas deviner.
Parmi les fuyards, Hélöine reprenaient son souffle en observant l’effroyable dragonnet. Et d’obscurs souvenirs refirent surface à sa mémoire.
« Vous sentez-vous mal ? s’inquiéta Boucq-Meter quand il remarqua la pâleur suspecte de la jeune femme rousse.
– Je…oui merci. Tout va bien », répondit-elle afin d’épiloguer.
Mais il n’en était rien, elle le savait.
Et les tourments de sa raison, mêlés aux pulsions de son cœur, la martyrisèrent intérieurement.
« Peut-être devrions-nous nous séparer ? proposa-t-elle finalement. Convenons d’un rendez-vous.
– Voyons sept nuits pour rejoindre Fest-gor. Passé ce délai, chaque groupe ira de son côté à la recherche de la cité sacrée, dit alors Athis.
– C'est entendu ! acquiesça Rômias.
– Puissions-nous nous retrouver au dehors. Au revoir et bon courage vous autres, fit Falisse.
– Puisse l’Ordre être en votre faveur, mes amis ! » répondit le Premier en les saluant également.
Au milieu de la forêt de piliers, l’ébènien était pénétré de l’inhumanité de ce qui les entourait, sans toutefois prêter d’attention à la compagnie de Malvigne qui s’éloignait.
« Etrange comme endroit, non ? » dit-il alors à son dragon.
Ilim-Wàl se contenta de secouer la tête en déployant ses ailes. Mais déjà devant eux, les compagnons de Garouhane partaient…
La pièce était grande et nue, dépourvue de mobilier. Seul un trône sculpté dans la roche grise jaillissait de l'un des murs. Dans le fond gauche, il était un orifice grand comme une porte qui s’ouvrait sur une autre salle d’où filtrait un mystérieux halo rougeâtre. En proie à une vive agitation, un individu vêtu d’une longue et épaisse robe pourpre, parcourait la pièce. Et toujours un voile opaque et fluide lui gravitait autour.
« Alors les prisonniers se sont finalement échappés, dit le sorcier.
– Comme je l’avais attendu », répondit un autre, invisible.
Et bien que sa voix fût identique à celle du sorcier, elle avait empli la pièce, provenant de partout et de nulle part.
« Et leur sens du devoir les menera vers la cité sacrée, repère des disciples de l’Unique, reprit alors ce qui semblait être l’Ombre.
– Comme tout a été patiemment planifié, se rassura le sorcier.
– Pourtant Moon-téa ne doit rencontrer le Grand Mage avant de n’avoir obtenu de lui ce que je désire. La pierre est ma priorité, sinon même la Prêtresse Rouge restera chimère, gronda l’Ombre en prenant l’aspect d’un œil rouge qui flotta autour du sorcier.
– Et ils pourraient périr durant leur tentative d’évasion », songea alors ce dernier en marchant de long en large dans la pièce.
Et l’Ombre l’enveloppa de volutes obscures et le suivit à chacun de ses pas.
« Il faut le retrouver ! » s’exclama-t-elle une dernière fois avant de se dissiper.
Seul à présent, afin de méditer le sorcier alla s’asseoir sur le trône sculpté dans la roche grise qui jaillissait de l’un des murs …
Bien après qu’elle eut franchi un pont sous lequel coulait une rivière incandescente, la compagnie de Garouhane parvint à une vaste salle où les stalagmites et stalactites formaient d’inextricables méandres labyrinthiques. L’atmosphère y était plus fraîche que partout ailleurs, et de rares champignons luminescents offraient leur lueur. Le temps des hommes semblait s’y être égaré, et seules les pointes des agrégats calcaires signifiaient les siècles qui passaient.
Bientôt, l’ébènien constata qu’ils longeaient un sombre gouffre au fond duquel, il devinait un long serpent d’argent.
« Une rivière souterraine. Mais voilà notre issue : la rivière ! » s’exclama-t-il alors que ses compagnons le toisaient.
Et rapidement, il leur exposa le plan que son imagination avait précipitamment mûri.
« Et ne peut-on pas suivre le cours d’eau de la falaise, simplement ? s’inquiéta le Premier.
– Nous serions à découvert, et nous irons plus vite en volant », le raisonna son frère.
Cependant, Ilim-Wàl était parvenu à la taille adéquate pour accueillir les quatre voyageurs sur son dos. Chacun à leur tour, les jeunes gens se hissèrent entre les ailes et le cou élancé du jeune dragon. Ses écailles, en dépit de son imposante taille, étaient restées vulnérables, et offraient une assise confortable.
« On y va ! » prévint le maître-au-dragon à l’attention de ses compagnons.
Et Ilim-Wàl se laissa tomber du bord du gouffre. Sa chute vertigineuse faillit arracher un cri à chacun de ses passagers lorsqu’ils virent les parois de la falaise, défiler à leurs côtés. Seul Boucq-Meter ne vit rien, car le colosse, terrifié, avait gardé les yeux fermés. Après un moment qui leur sembla l’éternité, le dragon termina son piqué en planant, ou presque, au ras de l’eau.
L’ébènien leva les yeux et devina le sommet semblable à une fine bande aux reflets verdâtres, prisonnier de la cataclysmique noirceur de la roche nue.
Comment avait-il pu voir la rivière au fond de cette falaise si sombre et profonde ?
Brusquement, le dragon fit une dangereuse embardée, car voici de titanesques vers infestant la rivière, qui les attaquaient.
Décochant des flèches qui se plantèrent dans leur corps mou, Avanna facilita comme elle put le vol du dragonnet. Boucq-Meter, quant à lui, daigna assener de redoutables coups de hache, chaque fois que l’une des créatures luisantes et muettes se présenta suffisamment près. Soudain, quelque chose siffla près de l’oreille de l'ébènien, et son dragon poussa un effroyable rugissement qui monta en ronflant vers le sommet. Une flèche était plantée entre deux de ses écailles !
Levant la tête, le maître-au-dragon devina avec effroi une troupe d’Oubliés qui les suivaient du haut de la falaise. Ces derniers sautaient de stalactites en stalagmites à la manière de singes dans des branches, et malgré cela, ils faisaient pleuvoir une myriade de flèches menaçantes.
« Remonte ! » ordonna-t-il à sa bête en arrachant avec difficulté la flèche plantée.
En un instant, Ilim-Wàl atteignit le sommet.
Parmi les cris des Oubliés, tandis que les flèches sifflaient de tous côtés, Avanna se mit subitement à chanter. Et sa voix prit des accents harmoniques différents des chants communs. Et bientôt la mélodie de l’apprentie sorcière couvrit tous les bruits, et envahit tous les esprits. L'ébènien remarqua alors le nuage bleuté et miroitant, apparu sous le corps du dragonnet.
« Mais qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria-t-il en proie à la panique.
– C’est Avanna. Calme-toi ! » le rassura Athis.
Partout, les Oubliés dépités, s’éloignaient en hurlant leur mécontentement.
« Ils s’en vont ! se réjouit le maître-au-dragon en retournant vers le Premier. Boucq-Meter ?
– Là ! » fit ce dernier en pointant du doigt vers quoi le dragon se dirigeait.
Devant eux se trouvait une large passerelle sur laquelle patientaient une centaine d’Oubliés. Et voici que sous eux, ils entendirent à nouveau, les cris d’autres soldats qui se hâtaient d’arriver.
« Ilim-Wàl, descends, vite ! » hurla alors l'ébènien.
Le dragon piqua vers le sol en passant entre deux immenses stalagmites où étaient perchés des Oubliés. Il cracha un puissant feu sur les soldats ennemis qui tombèrent en hurlant.
« Là-bas... De la lumière ! » s’exclama soudain Athis en indiquant un éboulis d’où sortait une fine tige plantée dans les ténèbres à la manière d’un fil d’or.
Le dragon se posa enfin sur le sol. Naturellement, le nuage de protection d’Avanna, couvrit leurs têtes. Et les flèches ennemies sifflèrent autour d’eux sans les inquiéter. Alors Ilim-Wàl s’acharna contre la muraille en faisant voler scories et cailloux quand sa queue cognait la paroi. Et des « boom… boom » ronflèrent comme des tambours de guerre quand la poussière s’éleva tandis que tombaient les pierres. Peu à peu, la roche s’effrita, agrandissant le trou salvateur qu’avait aperçu l'épéiste. Le Premier tenta vainement de s’y engouffrer, mais trop étroit pour sa stature, il laissa sortir Avanna qui continuait de chanter.
Ilim-Wàl assura leur fuite quand il cracha sur leurs assaillants, des boules de feu qui les embrasèrent férocement. Cependant son maître se faufilait par le trou, suivi de près par Athis. Boucq-Meter quant à lui, assenait sur la paroi, de puissants coups d’épaule pour déloger une énorme pierre qui l’empêchait de sortir. Après maints efforts, celle-ci s’effondra dans un fracas assourdissant. Voici alors un faisceau de lumière qui absorba l’obscurité, et fit définitivement fuir les Oubliés qui se dispersèrent en poussant gémissements et hurlements...